Chapitre XIII
Morane marchait à présent depuis plusieurs heures à travers la savane, à la poursuite d’antilopes fantômes. Le terrain était coupé de longs fossés en forme de sillons à moitié remplis d’eau et trop larges pour être franchis d’un pas. Il lui fallait continuellement bondir et cet exercice le fatiguait, surtout dans l’état d’inanition où il se trouvait. En outre, de courtes pluies détrempant sans cesse le sol, la boue le faisait glisser. Quand la pluie cessait de tomber, les rayons du soleil la faisaient aussitôt s’évaporer et un brouillard lourd et malsain montait de la terre gluante. Parfois, de rares antilopes passaient sur la plaine, mais trop loin pour être abattues, même en se servant de la lunette. À plusieurs reprises, Morane avait tiré dans leur direction, mais sans résultat.
Il s’arrêta d’avancer et, repoussant son chapeau en arrière, essuya d’un revers de main la sueur lui coulant sur le front. L’humidité tendait un voile fuligineux devant ses yeux et le sang battait à ses tempes. Ses jambes flageolaient sous lui et il se sentait de si mauvaise humeur qu’il allait jusqu’à maudire la terre tout entière.
— Si je pouvais seulement avoir Peter Bald au bout de mon fusil, maugréait-il, je n’aurais garde de le manquer. Je lui enverrais une bonne giclée de plombs, comme à une vulgaire antilope…
Ce mot « antilope » lui rappela le but réel de cette marche infernale à travers la savane.
— Je ne puis rentrer bredouille, murmura-t-il encore. Si nous voulons nous en tirer, il faut manger…
Il se remit en marche, avec un courage dont lui-même ne se serait pas cru capable. Pourtant, la fatigue lui jouait de mauvais tours, ses oreilles bourdonnaient et l’horizon dansait devant ses yeux telle une corde à linge agitée par le vent. Soudain, il sursauta. Là-bas, à portée de fusil, trois gnous passaient à petit trot à travers la savane.
— Cette fois, je ne dois pas manquer mon coup, fit-il à voix haute, comme pour se donner de l’assurance.
Il mit un genou en terre et visa soigneusement. Quand la silhouette s’encadra dans l’objectif de la lunette, il pressa doucement la détente. Il vit nettement sa balle faire jaillir une petite gerbe d’eau d’un fossé, à quelques centimètres devant l’antilope.
— La fatigue, maugréa-t-il. En temps normal, il me serait difficile, sinon impossible, de manquer une cible pareille…
Vite, il fit passer une nouvelle cartouche dans le tonnerre de son arme, ajusta et tira. Cette fois, l’animal frappé en plein se cabra. Pourtant, il ne tomba pas et se mit à fuir vers la gauche en boitillant. Malgré sa blessure, il allait vite et, avant que Bob ait eu le temps de tirer une troisième balle, il se trouvait hors de portée. Pourtant, sa course semblait se ralentir au fur et à mesure qu’il s’éloignait.
« Il me faut le rejoindre et l’achever, pensa Bob. Avec cette guigne qui me poursuit depuis tout à l’heure, une chance pareille ne se présentera sans doute plus… »
Courageusement, mi-courant, mi-boitant, il s’élança à la poursuite du gnou. Parfois, il glissait dans la boue, tombait à genoux, puis il se redressait, non sans peine, et repartait. Toute son énergie se condensait sur ce seul objectif : ne pas perdre l’antilope de vue. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passait, l’animal semblait perdre de sa vitalité et la distance le séparant encore de Bob décroissait à vue d’œil.
Les sillons remplis d’eau firent place à un sol plus uni et plus sec montant en pente douce jusqu’à une longue crête barrant l’horizon. Le gnou s’était mis à grimper le long de la déclivité et, à un moment donné, comme il prenait pied au sommet de la crête, sa silhouette se découpa sur le ciel déjà obscurci par le crépuscule. Pour la troisième fois, Morane épaula sa carabine et fit feu. L’antilope bascula d’une pièce derrière la crête, à la façon d’une silhouette de tir forain frappée en plein…
— Cette fois, je crois ne pas l’avoir manquée, murmura Bob avec une allégresse féroce.
Rempli d’une ardeur nouvelle, il se mit à gravir la pente, pour prendre pied sur une étroite corniche dominant une large vallée déjà pleine d’ombre et qui paraissait désertique.
Le gnou était là, couché sur le flanc de la corniche, mort.
— Enfin, la chance m’a souri, dit Bob à haute voix. Encore quelques efforts et je pourrai réparer mes forces, manger à ma faim…
Les ténèbres étaient tout à fait venues maintenant, mais il ne s’en souciait guère. Il avait repéré des arbustes desséchés et, à l’aide de son couteau de chasse, il eut vite fait d’en débiter les branches pour s’en confectionner un large bûcher, auquel il mit le feu avec le briquet d’Allan Wood. Pendant que les flammes se propageaient, Morane découpa les deux cuissots de l’antilope et se mit à les débiter en longues lanières, qu’il posait au fur et à mesure sur les braises rouges.
— Quand mon boucan sera terminé, murmura-t-il, je chercherai un endroit où dormir et, demain à l’aube, j’avertirai en tirant des coups de feu. M’Booli viendra jusqu’ici et m’aidera à porter toute cette viande…
Une des lanières de viande dégageait déjà une succulente odeur de roussi. Morane en détacha un grand fragment et, prenant celui-ci à pleines mains, se mit à y mordre avec voracité…
*
* *
Repu, Morane releva la tête et soupira d’aise. Jamais peut-être, de sa vie, il n’avait mangé avec autant d’appétit, et il ne put s’empêcher de songer, avec un peu de dépit, à la prépondérance des instincts humains. Avec précaution, il entreprit de retirer les lanières de viande boucanée de dessus leur lit de braise. Ensuite, il les enroula sur elles-mêmes et, pour les protéger contre la voracité des insectes, les enserra dans sa veste, comme dans un sac.
« Reste à trouver un endroit confortable pour y passer la nuit, songea-t-il. Je risquerais de m’égarer dans l’obscurité… »
Chargé de son précieux fardeau, Bob se redressa et regarda autour de lui. La lune ne s’était pas encore levée et les ténèbres demeuraient épaisses, tandis que le feu achevait de mourir.
Tout à coup, Morane sursauta violemment. Là-bas, sur le bord de la corniche, une forme massive venait d’apparaître, se découpant en ombre chinoise sur l’étendue bleu noir du ciel. Tout d’abord, Morane crut qu’il s’agissait d’un rhinocéros ou d’un hippopotame, car cela en avait la masse. Pourtant, il se détrompa vite. Pour le peu qu’il pouvait en juger, l’animal faisait penser vaguement à un énorme kangourou, ou encore à quelque monstrueux crapaud à demi dressé sur ses pattes de derrière. La grosse tête plate tournait dans tous les sens, comme pour humer un effluve. Et, soudain, un cri déchirant retentit, tenant à la fois du sifflement et de la plainte d’une trompette essoufflée. Un cri ne ressemblant à aucun autre connu. Et, tout à coup, Bob comprit à quelle sorte d’animal il avait affaire.
— Le Chipekwe, murmura-t-il.
La bête bondissait vers lui. Rapidement, Morane épaula sa carabine et tira. Le silencieux amortit la détonation et Bob entendit nettement la plainte – douleur mêlée de colère – du monstre. Mais celui-ci ne s’arrêta cependant pas. Il continuait à foncer, et une seconde balle n’eut guère plus d’effet que la première. Et, soudain, Morane comprit qu’avec son arme, de trop faible calibre, il ne parviendrait pas à arrêter la charge du Chipekwe[1]. Il lui aurait fallu au moins un fusil à éléphant pour stopper une telle masse, douée, s’il s’agissait d’un reptile, d’une vitalité exceptionnelle. Presque sans prendre le temps de viser, il lâcha une troisième balle et, tournant les talons, prit la fuite le long de la corniche. De temps en temps, il se retournait, pour voir le monstre s’arrêter, poser sa lourde tête au ras du sol, puis repartir aussitôt.
« Sans doute voit-il mal, pensa Bob, et me suit-il à la piste… »
Cette poursuite dans les ténèbres ne pouvait cependant s’éterniser. Il suffirait d’un faux pas, d’une cheville tordue et le Chipekwe rejoindrait infailliblement sa proie. « La vallée… Si je réussis à y descendre, la bête ne pourra m’y suivre… »
Morane jeta sa carabine en bandoulière et, s’approchant du rebord de la corniche, se laissa glisser dans le vide, cherchant des pieds un point d’appui sous lui. Il le trouva et commença à descendre le long de la muraille. Au-dessus de sa tête, il entendait les cris de fureur du monstre humant sa trace…
La lune s’était levée à présent et Bob pouvait, sans trop de peine, descendre le long de la muraille qui, tout en étant abrupte, offrait pourtant de nombreuses prises.
Quand Bob atteignit le fond de la vallée, la silhouette du Chipekwe se dressait là-haut, à l’extrême rebord de la corniche. L’animal tournait son énorme tête de droite à gauche, comme pour chercher où était passée sa proie puis, en poussant un dernier cri, il disparut soudain derrière la crête.
Morane soupira d’aise et jeta un long regard autour de lui, inspectant avec soin la muraille. Mais celle-ci se révélait abrupte de tous côtés et une bête de la taille et du poids du monstre ne pouvait à coup sûr réussir à descendre dans la vallée.
Un soupir de soulagement échappa au Français et, cette fois, ses regards se portèrent sur le fond de la vallée elle-même. Alors, il sursauta. Le sol rocheux était couvert de grandes formes blanches, immobiles et qui, sous la lumière crue de la lune, prenaient un aspect fantastique.
— Des squelettes, fit Bob à haute voix.
Mais il ne s’agissait pas là de squelettes ordinaires. Gigantesques, ils faisaient immanquablement songer à des vestiges d’une époque disparue. Ces échines courbes, aux vertèbres garnies d’apophyses aiguës, ces longues queues et ces cous déliés, terminés par une petite tête serpentine, Bob les reconnaissait. Des dizaines de fois, au cours de visites aux musées d’histoire naturelle, il en avait contemplé de semblables.
— Des squelettes de brontosaures, dit-il à nouveau avec, cette fois, une sorte d’effarement dans la voix.
Sans le vouloir, en s’élançant à la poursuite du gnou, puis en fuyant le Chipekwe, Morane était parvenu à cette énigmatique Vallée des Brontosaures, point de départ de toute l’aventure. Jadis sans doute, ces sauriens géants, fuyant quelque cataclysme – peut-être une éruption volcanique – s’étaient réfugiés dans cette vallée encaissée, taillée dans la roche dure, et une coulée de lave ou une pluie de cendres était venue les ensevelir. Plus tard, l’érosion avait, à travers les millénaires, exhumé lentement leurs restes fossilisés.
Devant ce fantasmagorique ossuaire, où la lumière froide de la lune faisait briller chaque ossement, Morane se sentit pris soudain d’une insurmontable angoisse. Comme si ces monstres défunts allaient soudain retrouver leurs chairs, se couvrir d’écailles et se dresser, menaçants. Et, tout à coup, Bob songea à ce Chipekwe errant là-haut sur la plaine, et il pensa que la réalité était peut-être fort près du rêve. Inquiet, il jeta un regard autour de lui, s’attendant à voir quelque silhouette gigantesque se dresser, une gueule garnie de dents comme des sabres s’ouvrir pour l’engloutir. Mais il était seul dans l’immensité de ce cimetière antédiluvien et les hautes murailles le protégeaient à présent contre tout retour du monstre. Seule, une hyène ricanait quelque part.
Ce ricanement, pourtant sinistre, rassura un peu Bob. Il était la présence tangible faisant reculer les fantômes de l’inconnu. Doucement, Morane se mit à rire.
— Si l’hyène en question vient jusqu’ici, murmura-t-il, elle devra absolument s’attaquer à moi si elle veut avoir une chance de trouver des os avec un peu de viande autour…
Il serra la main sur la crosse de sa carabine et s’assura que celle-ci était bien armée. « Allons, toutes les hyènes d’Afrique peuvent venir. J’ai de quoi leur répondre… » Il s’avança de quelques pas, jusqu’à être tout près d’un des énormes squelettes, et chercha une place lisse sur le sol. Quand il l’eut trouvée, il s’étendit, une vertèbre fossile sous la nuque, en guise d’oreiller. La carabine placée le long du corps, il regarda longuement le ciel étoilé, puis il tourna ses regards vers le squelette monstrueux dont les côtes lui formaient une sorte de fantastique baldaquin au-dessus de la tête.
Dans la pénombre, Morane sourit doucement.
— Jamais peut-être aucun homme n’a dormi avec un tel chien de garde à ses côtés, murmura-t-il.
Cette constatation suffit à le rassurer définitivement et, quelques secondes plus tard, il dormait à poings fermés…